les contours du corps
Les contours du corps, cet espace à géométrie variable entre le dedans et le dehors, ne sont en rien une surface étanche. Ils se définissent visiblement d’un côté ; la surface de l’épiderme, le corps dans sa masse, son rapport à l’espace. Mais quelles épaisseurs de l’autre côté ? Jusqu’où la porosité ?
Quelle est la capacité de notre derme à cicatriser, à rejeter les éléments toxiques ? à s’assouplir ? Notre enveloppe comme une carte topographique en volume mais retournée, mise à l’envers ; les reliefs s’accroissant vers l’intérieur. Et les terrains sont en variations continuelles.
La théorie des ensembles commence en et par l’individu même. Entre ce qu’il détient, ce qu’il croit détenir, ce qu’il lâche et ce qu’il laisse entrer, ce qu’il ne voit pas entrer, ce qu’il endigue. Et se cristallisent par endroit on ne sait trop quoi, des pierres angulaires, des implants invisibles que seulement on touche, des creux, des boursoufflures, des plis.
Le mondes qui nous entourent - autres membranes - possèdent aussi ces espaces de porosité sans cesse en mouvement. Les contours des individus entre eux et ceux des ensembles sociétaux s’interpénètrent, se frottent, s’absorbent, se clivent. Avec quelle présence faisons-nous affaire ?
Nous sommes dés lors confrontés à cette variable des vitesses, des rythmes, des durées entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime et le public, les extimes, le visible et l'opaque. Construire un espace entre. Un rétropédalage en quelque sorte. Une hétérotopie sans doute.
Ce que je questionne, c’est la dynamique de l'enveloppe, loin du simple réceptacle ; comment elle fonctionne, se crée, se lie, se fait passage. Celle du privé et celle du public. Celle de notre intime, de notre réalité et celle des mondes nous entourant, circonvolutions infinis, au-delà de nos territoires, allant peut-être jusqu’à la source et s’inter-croisant, parfois ; des intersections. Redéfinissant sans cesse nos territoires, nos frontières, nos bords, nos passementeries. Et lorsque les ensembles se séparent, que reste-t-il ? Des traces, des marques, des cicatrices, des vestiges, des ponctuations ?
Certainement une gageure que de chercher à vouloir lui en donner une forme. Ou simplement un jeu. Définissant les règles au fur et à mesure.
Isabelle Faccini
Le 4ème mur
Je fus un quatrième mur spectateur loquace et demandant, regardant mais regardé, toutes me scrutaient, dénudées davantage que les peintures que je vis adolescent aux recoins du Louvre, me voici, disais-je fièrement, je me donne, voici mes yeux je vous les confie. De cour à jardin elles se tenaient à ma tentation. Je fus ce quatrième mur ne sachant pénétrer sans en avoir fait la demande, attendant l’autorisation, la phrase belle et ronde, un « tu montes chéri » ou une invitation au voyage et s’il faut en être, j’effaçais la pudeur domestique. Ouvertes et fermées, au moins offertes, minutieuses et de peau vêtues, tendres assassines assurément je les attendais et je fus ce mur auquel on s’adosse, ange exterminé refusant de sortir, la scène valait le spectacle. Ainsi je renaissais, je fus le mur qui ferme le monde, je fus les petites silhouettes de la caverne, en dehors autant qu’en dedans comme le paysage de la boîte noire, à l’envers je fus, retourné ; je fus dans la boîte révélé.
Pierre Rochigneux.2009
Pour : « Variations pour un cadeau » .
LE FIL, L’AIGUILLE LA PEAU
L’installation est sobre : au sol quatre poches souples ; chacune est incisé sur sa longueur et donne naissance à une longue chaine de fils ; les fils s’élèvent et engendrent à leur tour un gant, une chaussette, une chaussette, un gant. Parfois la vision change : les fragments d’un corps dépecé, encore reliés à la matrice de laquelle ils ont été arrachés, semblent tendu vers le haut dans un geste de supplique. Puis ils redeviennent une pair de chaussettes et de gants, sortis du métier portatif d’une géante. Un mythe grec raconte pourquoi les humains, les plus singuliers de tous les animaux, fabriquent eux-mêmes les moyens de leur survie, cultivent les champs, cuisent le pain, tannent les peaux, tissent, cousent…
Chargés par les dieux de doter les vivants des qualités nécessaires à leur survie commune, Épiméthée distribua aux uns la force, aux autres la vélocité, ici une fuite ailée, là un habitat souterrain ; il habilla certains d’épaisses fourrures et d’autres de solides carapaces, il chaussa telle espèce de sabots, de cornes, et telle autre de griffes aiguisées.
Mais quand vint le tour des hommes, le trésor étant épuisé, Prométhée, venu contrôler la distribution, trouva l’espèce humaine désarmée, vulnérable, nue. Pour la sauvegarder, il déroba le feu à Héphaïstos et à Athéna, en fit cadeau aux hommes ; et c’est ainsi que l’humanité démunie acquit l’intelligence des arts utiles à sa vie.
Parmi ces arts, celui de la dentelle, traditionnellement féminin. Dans les dessins d’Isabelle Faccini, la ligne rehaussée d’aquarelle figure le fil. Le format carré rappelle le carreau de la dentellière, et les points bleus ressemblent à autant d’aiguilles structurant le parcours de ce fil. Cherchant à suivre le cheminement continu de la ligne, le regard glisse dans ses boucles, plus ou moins tendues, plus ou moins serrées, rencontre ici ou là une apponce : un raccord ; n’est-ce pas du temps, du temps de travail humain, qui est captif dans ces entrelacs, comme il est captif dans la dentelle ? Une histoire encore s’associe à ses dessins, celle des sœurs filandières, les Parques, qui filent, dévident et tranchent le fil des vies humaines.
Sans le fil, sans les métiers qui le tissent, sans les travaux d’aiguilles, la peau humaine serait exposée aux morsures du froid et aux brûlantes chaleurs. Toutes cellule, végétale ou animale, est entourée d’une membrane, tout vivant à une peau ; la notre, glabrescente et fragile, est un tissu particulièrement vulnérable. Sous le réseau maillé de l’épiderme, le derme présente une structure en feutrage où parviennent les vaisseaux sanguins et les nerfs à travers l’éponge de l’hypoderme. Mais à l’œil nu, quand le corps pelle, les squames ressemblent à un papier, à une pellicule. Cette surface, avec ses plis, ses pores, ses invaginations, ses cicatrices, forme limite entre le dedans et le dehors et les met en contact. Et les vêtements avec leurs plis, leurs poches, leurs doublures, leurs coutures, enrobent et protègent cette enveloppe cutanée. Il est d’ailleurs remarquable que l’on nomme « dépouille » à la fois la peau enlevée à un animal et le vêtement qu’on porte ou qu’on vient de quitter. Les sculptures en latex d’Isabelle Faccini rappellent des dépouilles ; elles figurent cette limite feuilletée, cette enveloppe protectrice, débarrassée de son intérieur corruptible, durcie contre l’extérieur menaçant. On dirait ici de longues lanières de peau nouées et conservées comme des trophées, là les organes évidés d’un pachyderme obscur, une poche matricielle désertée, des trayons taris, ou des pénis momifiés devenus de simples étuis. La cloche silencieuse, même, réminiscence du film de Tarkovski : Andreï Roublev, évoque une cage thoracique, ou une cavité utérine. Sous son réseau maillé, la toile enduite de latex forme une membrane souple, un tissu élastique et résistant, un derme.
Et toi, rendue plus sensible à ta propre peau, tu erres autour de ces reliefs suspendus ; debout, toute petite, tu t’imagines à l’intérieur, lovée dans le noir, mais tu es dehors, c’est irréversible, expulsée dans la lumière à laquelle souviens-toi, il faudra dire adieu.
En dessinant patiemment sur la peau du papier, en coupant et suturant le latex avec une sensibilité chirurgicale, Isabelle Faccini donne forme à des préoccupations immémoriales de l’humanité.
Françoise Le Roux
Mai 2004
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